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On
rêve de le faire une fois dans sa vie : aller dîner chez le Pape. Après
ça, on est sûr d'atteindre le paradis, avec tous les saints autour de
nous : Marcellin, Nectaire, Honoré, Emilion,
Chinian et bien sûr Amour ... sans oublier les saintes comme Maure ou
Croix du Mont. Ce fut une béatitude du début jusqu'à la fin. Un
enchantement, de l'émotion, du grand spectacle, des saveurs magnifiques.
Le Pape ? Je parle bien sûr de Paul
Bocuse, et de son restaurant 3 étoiles depuis 1965, au bord de la Saône à
Collonges au Mont d'Or (clic). Qu'aviez-vous compris ?
Un peu d'histoire. C'est dans les années soixante dix qu'eut lieu mon éveil à la cuisine. A l'époque, on voyait Paul Bocuse dans toutes les émissions culinaires à la télévision, et je notais soigneusement les recettes, à côté de celles de Vergé, Guérard et Troisgros, dans un cahier rouge que j'ai toujours. Je ne vais pas vous rappeler son parcours. Si toutefois vous veniez de la planète mars, vous le trouverez ICI. Je puis dire que, adolescente, j'ai appris à faire la cuisine avec Paul Bocuse, car c'est en suivant les recettes de son livre "La Cuisine du Marché" que j'ai fait mes premiers plats, de la tarte Tatin à la poule au riz, en passant par la soupe à l'oignon, la brioche, le filet de canard sauce poivrade, le gratin de macaronis ou la salade de haricots verts. Et c'est en lisant les recettes que je rêvais de la soupe aux truffes VGE, de la poularde en demi-deuil, du lièvre à la Royale et autres grands plats emblématiques de la cuisine française. On avait peu de livres de cuisine à l'époque. La Bonne Cuisine de Madame Saint Ange pour l'ancienne, et la Cuisine du Marché de Monsieur Bocuse pour la moderne. Oui, la moderne.
On ne nous sert qu'une seule gougère à l'apéritif, et c'est fort fort heureux ! Elle sort du four pour sauter dans notre bouche, toute tiède, croquante et moelleuse.
Alors quand j'ai lu sur internet des critiques, du genre : le décor est kitsch, la cuisine est nullement créative, la présentation des plats est basique et sans recherche, la vaisselle est démodée, là je rigole doucement, je lève les yeux au ciel en soupirant et je me dis qu'il faut bien de tout pour faire un monde. Hé oui, pas d'assiettes carrées ou triangulaires, pas d'ardoises où se battent en duel une caille désossée en forme de parallélépipède rectangle, une barre de carotte-panais ou de petit-pois-feuilles-de-menthe (selon la saison) collés à l'agar, une ligne de sauce pratiquement virtuelle et une pincée de poudre de perlimpinpin qu'il faut sniffer à la paille. Chez Bocuse, les assiettes sont rondes (quelle ringardise !), en fine porcelaine de Sèvres ou de Limoges (ça existe encore ?) et, oui, le décor des assiettes comme celui de la salle est kitschissime à souhait, coloré, tarabiscoté, avec une grande cheminée, des dorures, des tableaux qui nous racontent des histoires, des perdrix qui s'ébattent sur fond d'azur, en compagnie de lièvres et de petits poissons : on se croirait dans le salon d'une grand tante de province (ciel, comme c'est désuet !). Mais surtout c'est chaleureux et il y règne une immense générosité, un je ne sais quoi de bon enfant, un air de bonne humeur, et du bonheur, du bonheur ! Des insensés viennent peut-être chez Bocuse pour manger de la cuisine moléculaire, ou de la fusion food dans des ardoises rectangulaires... Heu...on a dû mal les renseigner ou ils se sont tout simplement trompés d'adresse.
Même le pain est exceptionnel. Baguette tradition française, évidemment. Oh le petit beurrier : je voudrais le même !
On vient chez Bocuse pour manger du Mythe, de l'Histoire de la gastronomie, de l'Histoire de France, des plats goûteux, avec de la crème, du beurre et du vin. Et on mange merveilleusement bien ! Les produits sont plus que splendides, les cuissons parfaites, les recettes parfaitement mises au point depuis des décennies. Et les plats sont simples, sans chichis, les saveurs sont franches on identifie tout de suite ce qu'on a dans l'assiette : on entend des "mmmm" à chaque coup de fourchette. Il y a comme de la naïveté dans cette cuisine, mais bien entendu c'est une fausse naïveté car la technique est extrêmement élaborée.
Une petite soupe de courge à la châtaigne qui vous fera trouver intelligentes toutes les courges du monde !
Et le foie gras chaud au verjus
est peut-être démodé, mais c'est un chef d'œuvre d'harmonie et
d'équilibre entre l'acidulé de la sauce et le gras du foie, que vient
souligner le craquant de la gaufrette, les petits raisins moelleux et les dés de pommes fondants.
Ça c'est de la pâte feuilletée !
Non, la soupe VGE n'est pas qu'un basique bouillon de pot au feu aux légumes (oui j'ai lu cela dans une critique). En plus des légumes, de petites lamelles de foie gras et de truffes nagent et batifolent dans un consommé. Quel concentré de consommé ! Et on fait quoi ? Eh bien on casse la croûte ! Vous l'aviez deviné, je suppose.
Et non, la sole Fernand Point, aux nouilles sous son sabayon gratiné n'est pas banale. On peut manger souvent de la sole (enfin chez moi c'est pas tous les jours !) et des nouilles, ou même de la hollandaise, mais il n'empêche que ce plat est exceptionnel. Le filet de sole est parfaitement cuit, posé sur son socle de tagliatelles fraîches, dés de tomate et champignons cuisinés au vin blanc. Le tout est nappé d'une hollandaise succulente, puis passé à la salamandre.
Comme dans les repas d'autrefois, un granité va faire couler tout cela : un granité vigneron, au cassis, nappé d'un sirop de beaujolais. L'air de rien. Une merveille.
La volaille de Bresse en vessie de la Mère Fillioux, elle seule vaut de faire un voyage jusqu'à Lyon, même si on habite à l'autre bout du monde. Ce n'est pas seulement bon, succulent, divin, c'est grandiose. Elle est truffée sous la peau et cuite dans une vessie de porc. Le maître d'hôtel vous la présente, gonflée comme un ballon de football, puis il sort la merveille de son écrin et tous les parfums qui s'échappent alors vous donnent un avant goût du paradis. La bête est découpée devant vous, puis dressée sur l'assiette, en compagnie d'un riz cuit au bouillon (non, ce n'est pas un risotto, comme je l'ai lu dans certaines critiques ignorantes), de petits légumes frais qui ont fait connaissance avec le beurre et d'une onctueuse sauce suprême où les morilles ont la vedette. On retrouve avec plaisir ce service à l'ancienne où le maître d'hôtel vous présente la volaille et vient la découper avec art sur un guéridon. Un service qui met en valeur les métiers de la salle, le serveur n'est pas qu'un simple porteur d'assiette, c'est tout bonnement épatant.
Et ce n'est que le premier service. La volaille entière est pour 2 personnes. Après avoir servi les suprêmes, le reste repart en cuisine pour être tenu au chaud, et un peu plus tard on revient vous servir les cuisses, ou vice versa... et là vous vous félicitez de ne pas avoir eu l'habituelle farandole des miniatures à l'apéritif.
Le plateau de fromage est magnifique, mais là... il faut se rendre à l'évidence : nous ne pouvons pas lui faire honneur et nous déclinons la proposition (Saint Marcellin, pardonnez-nous !), afin de goûter aux desserts, qui entre temps sont arrivés au centre de la salle.
Oui, oui, les desserts sont hyper classiques, choux pralinés, babas, millefeuilles, glaces et sorbet, fraisier, tartelettes, gâteau au chocolat et fruits rôtis ou aux sirops... mais des desserts comme ceux-là on n'en mange pas souvent !
Les gourmands peuvent prendre autant de desserts qu'ils veulent. Je revendique ma gourmandise mais (hélàs, vaincue,) je n'ai pu en déguster qu'un seul. J'ai choisi un dessert que j'aime depuis l'enfance. Tout simple et pas sophistiqué pour deux sous, l'œuf à la neige qu'on appelle ici par son vrai nom et non pas de celui usurpé d'île flottante. Pas l'œuf à la neige caoutchouteux du micro ondes. Le vrai œuf à la neige à la fois ferme et fondant sur sa généreuse crème vanillée. L'œuf à la neige, un dessert tellement simple, et tellement difficile à réussir parfaitement ! Je n'ai pas été déçue. Même sans son décor de pralines concassées et de caramel il eût été savoureux.
Monsieur s'est laissé tenter par la tartelette aux framboises.
—
"Avec une boule de glace vanille", insiste le Maître d'Hôtel. "Je vous
mets aussi quelques fraises, c'est pour faire tenir la glace".
Il se laisse convaincre :
— Soit
Et
voilà l'assiette qui arrive, un petit tableau : et vous faites oooooh
comme des enfants émerveillés, et c'est ça, tout simplement, le bonheur.
Et c'est ça, un diner chez Bocuse : on remonte le temps, on repart dans
son enfance et on retrouve avec beaucoup de candeur des sensations
pures et chaudes, des émotions simples, de l'ordre du réconfort, rien
d'intellectuel. On est dans l'anti snobisme, et cela fait du bien au
corps comme à l'âme, d'oublier tous les grincheux du monde. On sort de
là, réconciliés avec soi-même et avec l'univers.
Dîner chez Paul Bocuse, c'est un spectacle complet. Dans la salle autant que dans l'assiette. Le ballet des serveurs, du maître d'hôtel au commis, en passant par le sommelier et le chef de rang est réglé au diapason, chacun est à sa place, sait ce qu'il doit faire, les rouages tournent comme une horloge, c'est une merveille à observer. La salle était complète, je devrais dire les salles, et jamais nous n'avons attendu un plat, jamais un verre vide, tout le monde est aux petits soins.
Nous avons eu le plaisir de visiter la cuisine, impeccable, brillante et briquée comme un sou neuf. À la fin du service il ne reste rien du service précédent, toutes les mises en places sont recommencées à zéro à chaque début de repas. Trois chefs MOF officient dans cette cuisine, Christian Bouvarel, Christophe Muller et Gilles Reinhardt ; un MOF est aussi en direction de salle : François Pipala.
Paul
Bocuse, 84 ans, ne travaille peut-être plus en cuisine, mais il est
bien là, dans la salle. Quand il apparaît, on dirait qu'un grand souffle
d'émotion parcours les convives. Un murmure se propage entre les
nappes, les plats, les assiettes, et les verres qui suspendent leur
tintement, puis se taisent. On pose sa fourchette, on regarde. Il vient à
chaque table avec un mot gentil, s'enquiert si tout va bien. Se prête
parfois gentiment au jeu de la photo souvenir. On se dit qu'il nous aime
pour venir ainsi chaque soir avec son sourire, sa toque, son col
tricolore et son tablier immaculé.
Et on se dit aussi qu'on a mangé un morceau d'éternité.
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Avec mon mari, on s'était dit ce soir-là qu'on aimerait y inviter nos filles tout à tour, le jour de leurs 15 ans, par exemple, pour un repas exceptionnel à tous points de vue... Peut-être...
Merci pour ce billet qui me replonge dans une mémoire délicieuse.