La percée du vin jaune à Arbois : le vin n'est pas une boisson comme les autres
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C'était le premier week end de février à Arbois, toute la ville était pavoisée pour la Percée du Vin Jaune, et la fête, sous un beau soleil d'hiver, a attiré soixante mille visiteurs.
Dans l'écrin des vignobles, l'estrade était dressée sur le Champ de Mars noir de monde. Il régnait une ambiance très festive et complètement bon enfant. N'ayez crainte, la maréchaussée veillait aux portes de la ville, afin que tout se passe bien sur les routes du retour.
Après la messe où le tonneau fut béni, et après les discours habituels, Madame Alice Dautry, la directrice de l'Institut Pasteur, qui était la marraine de la cérémonie, a enfin percé le tonneau sous les applaudissement et les cris de joie de la foule. Le rituel de cette grande fête païenne terminé, le vin jaune de 2004, sa fermentation achevée dans la 7° année, pouvait être dégusté !
S'en est suivi une distribution générale (on avait prévu 55 000 verres, vous imaginez la fête !)
A votre santé !
Le vin jaune n'est pas un vin comme les autres.
Il faut que je vous raconte un peu sa fermentation particulière. Il est donc élevé pendant 6 ans et 3 mois en fûts de chêne, dans des caves ventilées où l'alternance des saisons se fait sentir : différences de températures, de pression, d'hygrométrie. On ne pratique pas de soutirage ni d'ouillage. Cette opération consiste à rajouter de temps en temps du vin dans le tonneau pour compenser l'évaporation, afin que le niveau du liquide reste constant et le vin à l'abri de l'air.
Que se passe-t-il sinon ? Le vin s'oxyde et la méchante bactérie acétique le transforme en vinaigre. Or, dans ces caves mystérieuses du jura, une levure joliment appelée saccharomyces bayanus, se développe naturellement à la surface du liquide et le préserve de l'oxydation.
Sur cette photo on distingue nettement le voile de levures à la surface du vin jaune.
(Crédit photo Wikipedia)
Cette levure est de nos jours encore mystérieuse, on ne sait pas pourquoi ni comment elle agit, ni ce qui la provoque. Et pourtant Pasteur l'a étudiée en long, en large et en travers. Elle se trouve dans la cave à l'origine, on sait qu'elle n'est pas sur le raisin, ce n'est pas la même levure que celle qui transforme le sucre du raisin en alcool. Pendant la fermentation, elle ne reste pas inactive. Espiègle, elle marivaude, s'amuse, batifole comme une polissonne, fait des bébés, tombe au fond du tonneau, remonte, meurt, ressuscite, recommence tout ça encore et encore... et donne au vin jaune son bouquet unique. Le plus grand mystère réside peut-être dans le courage qu'il a fallu au premier vigneron des siècles passés, pour de pas penser que le vin était fichu sous cette couche de "moisissures" peu ragoûtante ! La conduite des fermentations par les humains, pour en faire des choses merveilleuses, me stupéfie toujours.
Donc, à l'issue du mois de février de la septième année, quand on le met en bouteilles, une partie du vin s'est évaporée, puisqu'on ne pratique pas d'ouillage. Voyez-vous, les tonneaux sont poreux. C'est la part des anges qui va dans les airs. Les anges en consomment un tiers, et c'est pourquoi la bouteille de vin jaune contient seulement 62 cl, ce qui reste après la fermentation d'un litre de jus de raisin.
Le vin jaune est un vin de très longue garde, il en existe beaucoup de bouteilles centenaires. Cette année, justement, eut lieu une vente aux enchères, où une bouteille de 1774, la plus ancienne connue, primée d'une médaille d'or à l'exposition universelle de Bruxelles en 1868 (si ! presque un siècle après sa vinification !), s'est vendue la bagatelle de 57 000 euros.
Même moins vieux, le vin jaune nous ravit par sa longueur en bouche exceptionnelle et ses arômes complexes de noix, noisette, miel, épices, pain grillé, caramel...C'est un sublime vin de dessert, avec un gâteau aux noix. Il escorte un fromage à pâte persillée, ou un vieux comté avec un grand bonheur.
Mais aussi, le vin n'est pas une boisson comme les autres.
Enraciné culturellement en Europe du Sud depuis la plus haute antiquité, le vin — pas seulement le jaune, mais le rouge, le blanc ou le rosé — a le côté sacré de tous les aliments fermentés. (Voir mon article à ce sujet ICI, clic).
Louis Pasteur eut cette recommandation, qui fait sourire aujourd'hui : "le vin est la plus saine et la plus hygiénique des boissons".
Mais si l'on sourit, c'est qu'on a oublié que jusqu'au XIX° siècle,
boire de l'eau était dangereux, et pouvait même tuer. Il n'y avait pas
autrefois d'assainissement, il était très difficile d'avoir de l'eau
vraiment potable, à moins d'habiter près d'une source minérale, et
encore. La salubrité des eaux naturelles est une préoccupation de toute
collectivité humaine depuis la préhistoire. On faisait de grands travaux
pour apporter dans les villes une eau parfois lointaine : le Pont du
Gard, l'aqueduc de Marly en sont des exemples. Soit l'eau était saumâtre
ou souillée par les déjections humaines et animales, soit elle était
corrompue par la chaleur et les larves d'insectes. De charmantes
maladies comme le choléra, les parasites intestinaux, les salmonelloses,
la fièvre thyphoïde, se transmettaient par l'eau. Et, même si nous
n'avons qu'à ouvrir un robinet pour boire de l'eau claire, de nos jours
encore, des millions de personnes meurent chaque année dans le monde à
cause d'une eau contaminée.
Lors de la Guerre de 14-18, le vin était
la boisson largement diffusée dans les tranchées, où l'eau croupie était
proprement imbuvable.
A ces époques lointaines, les maladies liées à l'alcool étaient beaucoup moins importantes que celles liées à l'eau. Vous aviez plus de risques de mourir en buvant un verre d'eau qu'en devenant alcoolique, surtout que l'on buvait rarement le vin pur. D'où la recommandation de Pasteur, qui avait remarqué que dans l'eau les microbes proliféraient, alors que la fermentation du vin le protégeait de tous les miasmes. La distribution généralisée d'eau potable en Occident date de la fin du XX° siècle. Oui, vous avez bien lu, c'est très récent !
Il n'est pas anodin que le premier miracle du Christ fut la transformation de l'eau en vin lors des noces de Cana. Symbolisant la transformation de l'âme de l'impur vers le pur, c'est l'eau qui est du côté de l'impur et le vin du côté de la pureté ! D'ailleurs le vin tient une grande place dans la religion chrétienne, aussi bien rituellement que symboliquement, puisque lors de l'Eucharistie, il représente rien de moins que le sang du Christ. On parle de pain et de vin, pas de pain et d'eau fraîche ! (Je rappelle au passage que le pain est aussi un aliment fermenté et que de nombreux rituels lui sont liés.)
Le vin n'est pas une boisson qui se boit comme l'eau. Le vin est une boisson fermentée, élaborée par l'homme, dans des conditions parfois mystérieuses, voir ci-dessus. C'est une boisson sociale, une boisson de partage. Sa consommation nécessite toujours un rituel. On n'ouvre pas une bouteille de vin comme on décapsule une eau minérale. Et quand on le verse dans le verre, le rituel continue : on ne se précipite pas, on le regarde, on le hume, on en parle avant de le boire. Ensuite, le rituel continue par cette phrase emblématique que l'on prononce depuis le fin fond des siècles en levant son verre : "à votre santé !" Ce n'est pas non plus anodin. Boire du vin est dans l'inconscient collectif synonyme de bonne santé, contrairement à l'eau dangereuse. D'ailleurs on dit rarement "à votre santé" quand on boit de l'eau, autrement qu'en plaisantant. Cette invocation et le verre qui l'accompagne, qu'il est inconvenant de refuser, est réservée aux boissons alcoolisées... Elle est le signe que l'on offre à ses invités une boisson saine et sensée les protéger, tout en leur souhaitant de se garder des maladies. Au pire on y trempe à peine les lèvres, mais on ne refuse pas, ce serait une offense !
A-t-on conscience aujourd'hui, de ce que cela signifie vraiment ?
Ceci-dit, voilà ce qu'on rencontrait au détour d'une rue d'Arbois après la percée.
Ce toutou aurait-il abusé du précieux nectar ?
On ne dira jamais assez les méfaits de l'abus d'alcool...
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