L'Arnsbourg *** : entrez dans la quatrième dimension
Voici mon centième billet sur ce blogue. Ça en fait, des pages ! Il fallait quelque chose de beau pour fêter ça. Champagne ! Ôôô regardez où je vous emmène :
Nous sommes à L'Arnsbourg, le restaurant triple étoilé de Jean-Georges Klein, à Baerenthal dans la Moselle. Ce chef, peu médiatisé par rapport à d'autres, a étudié chez Senderens, Pierre Gagnaire et Ferran Adria. Belle promesse !
Cela se mérite. C'est un endroit particulier. Peut-être même qu'il n'existe pas dans la réalité. C'est dans un monde parallèle, un autre espace-temps. On doit descendre dans des profondes vallées sous les sapins, on ne voit même plus le ciel. On longe des étangs et des rivières, traverse des villages inconnus. On est chez le petit chaperon rouge, ou le petit poucet. On arrive enfin au fond d'un vallon vert, où coule un ruisseau, dans la grande forêt des confins de l'Alsace et de la Lorraine. Baerenthal : c'est "la vallée des ours". Les ours. C'est tout dire !
Nous n'avons pas vu d'ours, mais une auberge très accueillante. On y est reçu avec une infinie gentillesse, comme des amis attendus. Cathy Klein, la sœur du chef, a la haute main sur la salle depuis plus de vingt ans. Simple, élégante, souriante, dotée d'un sens de l'hospitalité éprouvé, elle accueille ses convives comme si elle les avait toujours connus, avec tact et intelligence.
L'autre figure de la salle, c'est Patrick Schilling, le Sommelier.
Affable, expert, sympathique, vous gagnerez à lui donner carte blanche,
non sans avoir au préalable jeté un œil sur l'imposante carte des vins,
éclectique et planétaire, parce qu'elle vaut le coup d'œil !
L'homme
et son équipe nous ont donc choisi trois vins pour accompagner ce repas
pantagruélique, à moins de 80 euros le flacon, une gageure dans ce
genre d'établissement !
La table avait commencé sur un pinot blanc de chez Josmeyer en 1997, onze ans d'âge, élégant et charnu.
Sur
les premier plats, Monsieur Schilling nous a ouvert un Viognier
languedocien de 2007, éclatant d'arômes. Nous avons été gâtés pour suivre
d'un Ladoix de bourgogne en 2005, parfait sur les plats proposés et
surtout le homard, et nous avons terminé sur un précieux Moulin de
Conti en Bergerac millésime 2002, avec une concentration et une matière
digne des plus grands bordelais.
Choix précis, honnêtes, que même en
étant expert, on ne peut réaliser à la place d'un professionnel qui
maîtrise sa cave et le répertoire complexe du chef.
Cliquez sur les petites images pour les voir plus grandes.
Et c'est ainsi que dans cette belle salle à manger toute baignée de lumière par les grandes baies vitrées où l'on admire les prés, la rivière et les sapins, le service tourne comme une horloge, comme un ballet bien réglé, une symphonie sans fausse note.
L'expérience est singulière. Des saveurs inédites. Une ronde de petites perfections se succèdent dans les assiettes. Je vais résumer, parce que le repas a duré des heures (je n'ose pas vous dire combien), sans que l'on s'ennuie une seule minute. C'est comme cela lorsqu'on franchit les frontières de l'espace-temps : la durée est abolie. Rien que des surprises, de l'inattendu dans cette cuisine extrêmement imaginative. Des juxtapositions de saveurs insolites et de textures délicates, tout se joue dans la subtilité d'un bout à l'autre du repas. Jean Georges Klein utilise avec brio toutes les techniques d'aujourd'hui apportées par la gastronomie moléculaire, mais sans que cela se voie ! Pas d'ostentation ni de tralala. Pas d'éprouvettes ni d'azote fumant. C'est toujours le goût qui est privilégié, pas la technique, bien que la technique soit sous-jacente et absolument parfaite. Chaque plat est une épure : souci du détail, raffinement. Aucun décor inutile. Espace. Lumière.
On plane entre mer et ciel. La langoustine fraîche, Granny smith, Curry vert et aloe vera confit. Une petite merveille de limpidité et de saveurs légères. Oui, Aloe vera : ce sont les choses translucides que l'on voit sur la photo. Le gout ? floral, délicat.
On se promène sur des chemins enchantés. Le foie gras flirte avec la pêche melba : purée de pêche et dés de framboise, émulsion au vinaigre de framboise. Le bouillon dans le petit bol est au sureau.
Maintenant on se roule dans les herbes folles. Voici un œuf parfait : il est cuit à 62°C pendant plusieurs heures. Le blanc est mollet et le jaune liquide. Il est à la crème légère d'orge perlé et à l'oxalis, cette plante qui pousse partout, qui ressemble à du trèfle.
On est sur des coussins moelleux et on rêve d'Italie. A droite, des petits gnocchis de mozarella dans un consommé de tomate "datterino", ce sont des tomates en forme de dattes, nous-a-t-on expliqué. Le goût de la mozarella est multiplié par mille, dans une étonnante texture légère. Quand au consommé de tomate : c'est la saveur de la tomate qui explose en bouche.
On nage dans des abysses entre rêve et réalité. Le homard dans son jus à la verveine, le homard, tendre, il fond dans la bouche : aussi parfait dans sa cuisson que l'œuf de tout-à-l'heure. Simplicité suprême. Pas de fioriture inutile : une pointe de gelée au yuzu suffit à faire chanter la verveine et la saveur du homard.
On s'envole. Et le pigeon. Le pigeon, il vole. Chapeau bas, le pigeon. Respect : ce pigeon-là n'est pas mort pour rien. Il est rôti mais rosé, tendre à souhait et chaud ! La cuisson (soupir : mais comment font-ils ?) sans doute à basse température. Le jus réduit d'une concentration ultime. Il est escorté d'une purée de maïs doux et s'amuse de cubes de gelée de griottes et d'olive noire.
Non ce n'est pas le café : c'est le clou du repas. Le capuccino de pomme de terre à la truffe. La spécialité de Jean-Georges Klein, qu'il n'a jamais pu retirer de la carte. C'est tout simplement divin.
Les desserts aussi sont épurés. Un dôme fragile de crème de noix de coco cache une gelée d'ananas et une crème au rhum. C'est une pina colada déstructurée. Et à droite, c'est un brownie au chocolat blanc, qui recèle une gelée à l'hibiscus avec une glace au mascarpone et des amandes fraîches. De jolies saveurs pour terminer en délicatesse un repas qui a comporté ... plus d'une vingtaine d'assiettes différentes. Il y eut toute une farandole de bouchées que je n'ai pas détaillées ici. On goûte. C'est éphémère, une saveur après l'autre pour exciter vos papilles, éveiller l'envie, susciter le désir...
Le prix, dites-vous ? Comparons avec ce qui est comparable : Gagnaire, Adria. Ici, c'est le trois étoiles le moins cher de France. De loin. (Le prix est caché quelque part dans une des photos, saurez-vous le retrouver, lecteurs attentifs ?...) Ce "sans faute" comme on n'en voit que trop peu dans les grands restaurants nous amène à penser que l'Arnsbourg est probablement le meilleur rapport qualité-prix de France.
On en sort comme d'un rêve, on y reste longtemps dans la pensée. Étions-nous dans la réalité ou dans un autre monde, là-bas, aux confins des grandes forêts ?
J'ai mis les autres photos du repas sur l'album, il y a même les photos de l'intérieur des desserts. Cliquez ICI.
57230 Baerenthal