La différence entre une bonne tarte Tatin et une sublime tarte Tatin
Ma tarte Tatin n'a jamais été une maladresse... Ni celle de Stéphanie Tatin, l'aînée des deux sœurs solognotes qui tenaient un restaurant à La Motte-Beuvron. Je vais rétablir aujourd'hui enfin la vérité : cette histoire qu'on nous raconte n'est qu'une pure fiction, un "fake" comme on dirait aujourd'hui si on est geek. Ou plus prosaïquement : un bobard.
D'abord moi, cela m'a toujours semblé bizarre cette tarte qu'on aurait mise à l'envers par erreur. Selon la légende, la soeurette Tatin, qui faisait la cuisine pour un repas de chasseur, aurait placé les pommes dans sa tourtière puis l'aurait enfournée ainsi, sans s'apercevoir qu'elle avait oublié la pâte. On avait dû fortement la déranger.
Elle s'en aperçut quand même, sûrement, parce qu'après avoir refermé le four, se retournant, elle aperçut ladite pâte qui attendait sur le plan de travail. Imaginez l'effroi. Et les cinquante chasseurs affamés qui allaient arriver d'un instant à l'autre. Pas le temps de paniquer. Donc, poursuit la légende, futée, Stéphanie Tatin aurait sorti la tourtière du four, remis la pâte sur les pommes, et ni vu ni connu, elle aurait poursuivi la cuisson de sa tarte, la remettant à l'endroit sur le plat de service.
Bon, admettons.
Une autre version de l'histoire dit que Stéphanie Tatin aurait renversé par terre sa tarte au moment de l'enfourner, et, la rattrapant in extremis, l'aurait enfournée à l'envers. Là c'est encore moins crédible. D'abord parce qu'il n'est pas pensable qu'elle ait ramassé ce qui était par terre, mais bon, admettons encore. On se dira que c'est peut-être tombé sur la table, ou sur la porte du four.
Si on y réfléchit un peu, cette seconde version n'est pas plus croyable que la première, il aurait fallu que dans la chute, les fruits restent collés sur la pâte... Parce que, si la tarte était tombée en désordre, la cuisinière aurait ramassé les éléments séparément, puis aurait remis la pâte dans le moule et les fruits dessus, non ? C'est pas comme ça que vous feriez, vous ? Donc le scénario ne pouvait être que le suivant : Stéphanie a glissé en voulant mettre sa tarte dans le four, la tarte s'est envolée toute entière comme une crêpe, pommes et pâte solidaires, et serait retombée pile poil dans son moule, mais à l'envers, avec les pommes bien rangées en rosace sous la pâte ? Je n'ose imaginer la scène, digne d'un film burlesque de la même époque, ladite scène se déroulant avant 1926.
Tout de même. Essayez donc de faire une tarte aux pommes comme elle est décrite ci-dessus, non pas en la jetant en l'air pour voir si elle retombe cul par dessus tête, mais en mettant simplement les pommes sous la pâte et en enfournant le tout : vous n'obtiendrez pas une tarte Tatin. Vous aurez des pommes brûlées ou mal cuites, plus ou moins attachées au fond d'un moule, selon que vous l'aurez beurré ou pas, retournées sur la pâte remise à l'endroit, mais pas du tout une tarte Tatin, dont la particularité et la succulence résident dans le fait que les pommes sont en gros morceaux et en couche épaisse, caramélisées jusqu'au coeur et comme confites dans le beurre et le sucre. La tarte Tatin, la vraie, nécessite plusieurs préparations spécifiques, qui ne peuvent pas être dues au simple hasard ou à une maladresse. Ce n'est pas du tout pareil que faire une simple tarte à l'envers !
Moi je vous le dit : on nous ment ! La prétendue étourderie de Stéphanie Tatin est une pure fiction. Il faudrait quand même réhabiliter cette pauvre dame qu'on prend pour une idiote depuis un siècle, alors qu'elle ne faisait que répéter la recette traditionnelle qu'elle avait dû apprendre de sa mère; recette qui était alors inconnue en dehors de sa province natale.
L'hôtel des soeurs Tatin existe toujours à La Motte-Beuvron.
C’est le critique gastronomique Curnonsky, originaire des pays de la Loire, qui diffusa la recette sur les tables parisiennes dans son ouvrage sur la cuisine traditionnelle de l'Orléanais. En 1926 elle figurait à la carte de chez Maxim's. Il inventa l’histoire de la tarte renversée puis « rattrapée » in extremis en la retournant à l’envers pour se moquer de journalistes lors d’une conférence de presse : il s’agit bien en réalité d’une vieille spécialité solognote aux pommes ou aux poires, qui existait depuis fort longtemps, et qui fut rendue célèbre grâce à ce qu'il faut bien appeler un canular.
Et la recette ? Voilà celle que j'ai apprise il y a fort longtemps et que j'ai l'habitude de faire.
Ma tarte Tatin, pour 6 personnes (un moule de 23 cm)
8 belles pommes à chair ferme et acidulée (reine des reinettes, boskoop, braeburn, ou golden)
225 g de beurre mou
100 g de sucre en poudre
250 g de farine
1 œuf
1 pincée de sel.
Les pommes :
Préchauffez le four à 180°C. Pelez, épépinez les pommes, coupez-les en 4, pas en plus petits morceaux. Beurrez un moule rond de 23 cm, à bords hauts avec 50 g de beurre puis poudrez-le de 50 g de sucre. Serrez les quartiers de pomme les uns contre les autres dans le moule, le côté bombé du quartier contre le fond du moule, puis mettez une deuxième rangée en bouchant bien les trous avec d'autres quartiers cette fois le côté bombé vers le haut. Vous obtenez deux épaisseurs de pommes qui s'emboîtent tête bêche. Répartissez dessus 50 g de sucre puis 50 g de beurre en copeaux.
Mettez sur feu moyen jusqu’à ce que le sucre caramélise. Cette étape est importante : vous remarquerez que je ne fais pas d'abord un caramel dans lequel je mets les pommes après coup comme on le lit partout. Ce n'est pas cela une tarte Tatin. Les pommes doivent cuire en même temps que se forme le caramel. Oui, c'est beaucoup plus long, parce qu'il faut que les pommes rendent leur jus et qu'ensuite ce jus se mêle au sucre et au beurre, puis que ça caramélise. Il ne faut pas un feu trop fort, pour que le caramel ne fonce pas trop vite. Le jus doit avoir le temps de sortir des pommes. Tant qu'il y a de l'eau en majorité, ça ne peut pas brûler, et pendant ce temps le jus de pomme s'est intimement mêlé avec le sucre et le beurre et a transmis tout son bon goût au caramel. On obtiendra au final ce que j'appelle du "caviar de pomme", cette chose qui fait la différence entre une bonne tarte Tatin et une merveilleuse tarte Tatin.
Donc : la clef de la réussite tient dans ces quatre mots : ne soyez pas pressés. Surveillez du coin de l'oeil la couleur du jus caramélisé. Je ne peux pas vous donner de temps de cuisson exact, ça dépend de la source de chaleur et du métal dont est fait le moule, mais en général c'est entre 20 et 30 minutes.
La pâte :
Pendant ce temps faites la pâte: amalgamez à la main ou au robot la farine, le sel, et le reste du beurre, incorporez en dernier l'oeuf comme on fait pour une pâte brisée. Travaillez jusqu’à obtenir une pâte homogène et pas trop ferme. Si nécessaire ajoutez quelques cuillerées d’eau tiède. Vous remarquerez qu'il n'y a pas de sucre dans cette pâte. C'est inutile, il y en a assez dans la tarte. Formez une boule, puis étalez-la au rouleau en un cercle à peine plus grand que le diamètre du moule.
Pour la pâte, certains vous diront de mettre tout simplement une pâte feuilletée. Ce n'est pas du tout orthodoxe ni traditionnel, c'est une pure fantaisie qui n'apporte rien, bien au contraire. La pâte feuilletée étant plus grasse, peut donner un côté écoeurant. De plus, la particularité du feuilletage est de gonfler à la cuisson : ce n'est pas du tout recherché ici. Et enfin, elle va ramollir avec l'humidité du jus des pommes, perdant tout son avantage de croustillance. Si vous ne dégustez pas la tarte dès la sortie du four, vous aurez un machin flasque et sans intérêt gustatif. Et, dernier inconvénient, la pâte feuilletée va cuire trop rapidement, les pommes n'auront pas le temps de devenir fondantes et l'alchimie entre le sucre, le beurre et les fruits ne se produira pas. Certains vont me dire qu'ils font comme ça depuis toujours et que c'est bon. Bon, ça l'est sûrement. Mais, encore une fois, il y a une différence entre bon et sublime. C'est vous qui voyez.
La tarte :
Quand vous avez fini la pâte et que les pommes nagent dans leur caramel ambré, retirez le moule du feu, laissez tiédir quelques instants pour ne pas vous brûler et recouvrez avec la pâte. Faites glisser les bords à l’intérieur à l’aide du manche d’une spatule. Enfournez pendant 35 minutes environ, jusqu'à ce que la pâte soit dorée. Moi j'enfourne dans le bas du four et je met la chaleur tournante.
Démoulez la tarte dès sa sortie du four. Si vous attendez qu'elle refroidisse, vous ne pourrez plus la démouler car le caramel aura figé. Posez un grand plat sur le moule et retournez l’ensemble, puis soulevez doucement le moule. Et là admirez le spectacle de ces quartiers de pomme dorés, brillants, tendres et confits, et surtout sentez le parfum irrésistible. Replacez les quartiers si certains se sont déplacés au démoulage et nappez les du caramel qui a coulé à côté, raclez le moule avec une maryse, il ne faut rien perdre de cette merveille.
Une tarte Tatin, quand on l'aime vraiment, se sert non pas chaude, mais à peine tiède, et sans rien dessus : ni chantilly, et surtout pas de boule de glace à la vanille, encore moins de crème anglaise. On la déguste toute nue dans la simplicité et la somptuosité de sa saveur.
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