Voyage au pays du champagne, 3° partie — Les cinq vies du champagne
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Voici
le troisième et dernier épisode de la saga du champagne (le 1 est ici, le 2 ici). Nous étions
en train de dormir des années dans les caves. Baiser du prince charmant.
C'est le moment de se réveiller.
Revenons à nos bouteilles. Pendant cette seconde fermentation, il se forme un dépôt dans la bouteilles. Vous le voyez nettement sur la photo ci-dessus. C'est ce qu'on appelle la lie. A l'issue du repos, il faudra éliminer ce dépôt. Peu à peu, vers la fin du temps dans la cave, les bouteilles sont inclinées et tournées, de quelques millimètres par jour, pour finir verticales, afin que le dépôt vienne se loger dans le goulot. Il ne faut pas aller trop vite car sinon, le vin serait trouble, et on ne pourrait pas éliminer en totalité le dépôt.
Autrefois, cela se faisait à la main sur des pupitres en bois comme celui que vous voyez sur cette photo. Au début les bouteilles sont horizontales. Chaque jour, on les tourne très peu et on les incline, le cul vers le haut, millimètre par millimètre, il fallait de la dextérité et de la sensibilité. Imaginez faire cela sur des milliers de bouteilles.
Aujourd'hui, c'est fait tout aussi lentement, mais cela se passe dans de grandes machines qui ressemblent à des rubiks cubes désossés. Imperceptiblement, les machines tournent dans un double mouvement pour amener les bouteilles dans la position verticale.
C'est ensuite qu'intervient le dégorgement, l'opération qui consiste à éliminer le dépôt. Le problème, vous le comprendrez est d'éliminer le dépôt sans vider la bouteille de son contenu. Ce qui se passe généralement quand on ouvre une bouteille de champagne, surtout la tête en bas ! Autrefois c'était fait à la main... en allant très vite !
Aujourd'hui, le goulot de la bouteille est réfrigéré de manière à ce qu'un glaçon se forme à l'intérieur. A l'ouverture, le glaçon est expulsé sous l'effet du gaz. On referme avec le bouchon définitif muni de son attache en métal. Et le tour est joué. En même temps, on introduit dans la bouteille un peu de "liqueur", c'est un sirop de sucre dosé selon la qualité qu'on veut obtenir, sec, demi sec ou brut. Chez Bruno Paillard, le sucre est dosé au minimum, autour de 6 grammes au litre. La maison ne produit que du brut. Un peu d'air y entre aussi, ce qui produira une légère oxydation. Avec le sucre qui provoque une micro-madérisation, tout cela donnera sa saveur particulière au champagne. Après le dégorgement, les bouteilles sont vérifiées, pour voir s'il ne reste plus de dépôt, ou si aucun moucheron ne s'est glissé dans la bouteille. Il paraît que ça arrive parfois.
Dans les autres maisons, après ce stade, les bouteilles sont étiquetées, mises en caisses et envoyées illico sur le marché. Vous les retrouvez dans votre magasin habituel quelques jours plus tard. Mais là ce n'est pas le cas. Chez Bruno Paillard, le champagne repose entre 3 et 18 mois après le dégorgement, avant d'être commercialisé. Dans le langage des caviste, dégorger se dit "opérer". C'est donc comme après une opération chirurgicale : on considère que la bouteille a besoin d'une convalescence pour se remettre de ses émotions. Le sucre ajouté va intimement se mêler au vin, qui va retrouver son équilibre entre l'acidité et le fruité.
Et après ? Bruno paillard considère que le champagne a encore au moins cinq vies : l'âge des fruits, l'âge des fleurs, celui des épices puis du torréfié, et enfin celui des fruits confits. Et c'est absolument fabuleux de reconnaître ces arômes à la dégustation de plusieurs bouteilles, dont l'âge après le dégorgement va croissant : des agrumes jusqu'au melon confit, en passant pas la groseille, la fleur de jasmin ou d'acacia, l'abricot, la noisette et la pâte d'amandes.
Une idée reçue veut que le champagne soit un vin qui ne puisse pas vieillir. C'est faux : conservé dans une cave fraîche à température constante, il devient quelque chose de vraiment divin. Bruno Paillard fut le premier à indiquer sur la bouteille la date de son dégorgement, qui est une phase importante de sa vie. Maintenant, vingt ans plus tard, il constate avec une certaine fierté qu'il commence à être imité par les grandes maisons. Il était temps.
Je viens d'entendre qu'on a découvert au début du mois de juillet, dans une épave au fond de la Baltique, des bouteilles de champagne intactes datant du XVIII° siècle. Il s'agirait d'un envoi de Louis XVI au tsar de Russie, qui n'est jamais arrivé à destination. Deux cent cinquante ans à l'abri de la lumière et dans une température fraîche constante : je gage que la dégustation de ce nectar, paraît-il encore effervescent, fut un réel moment d'émotion ! (clic ICI pour plus de détails).
Le sixième âge du champagne serait-il celui de l'ambre, du chêne et du tabac ?
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